Conférence à Rodez,
le 4 octobre 2006

Même pour un peintre, il n’est jamais facile de parler directement de sa peinture, dans le mouvement même par lequel elle se fait. Il se sert alors d’images, de métaphores qui sont pour le spectateur ou le critique des guides utiles mais incomplets. A quelle distance de la peinture se trouve l’image qui la décrit ? Jusqu’où faut-il en admettre la pertinence ? Ces images si elles éclairent certains aspects de l’œuvre n’en occultent-ils pas d’autres aussi essentiels ? Faut-il, en outre, prendre ces métaphores au sens littéral ou ne sont-elles pas elles aussi porteuses d’un sens plus secret, d’un langage à interpréter ?

Lorsqu’A.M. Pécheur évoque sa peinture, elle le fait le plus souvent avec des métaphores qu’elle emprunte au domaine du jardinage. Cela va même plus loin qu’une description des tableaux, puisque des titres d’œuvres lui sont empruntés ainsi qu’une très grande part des motifs de sa peinture. Et cela depuis une vingtaine d’année. Sa peinture pourrait être vue comme le jardin qu’elle cultive, avec ses variétés de légumes ou de fleurs, avec les gestes précis et répétés qu’il requiert  – creuser, retourner, couper, éclaircir, tailler, bouturer, greffer, semer, récolter – avec sa passion de la classification qui est mise en ordre et mise en mots ; on pourrait aller jusqu’ à y chercher des éléments d’une philosophie : s’il fallait choisir entre l’organisation hiérarchique et verticale de l’arbre ou celle du rhizome, A.M. serait sans aucun doute plus proche de la seconde, de ce qui se relance, par débordements, rejets et profusion. Mais cette luxuriance est à contrôler, le beau désordre qu’elle promet doit être orienté vers un minimum de limites, de contours, de formes. Et, pour compliquer encore, les fleurs véhiculent dans leurs formes ou leur nom des significations ambiguës ou contradictoires : entre fleurs et pleurs la différence est presque imperceptible.

Lorsque Kant classait les arts, il plaçait la peinture sur le même plan que le jardinage, comme un art des coloris. Mais on peut rapprocher aussi l’idée de jardin de connotations religieuses, dont la valeur symbolique de cosmos originel, d’agencement harmonieux et de totalité, n’a cessé de hanter la peinture jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait là une tradition aussi durable que celle qui inscrit la peinture du côté de l’architecture ou du théâtre et de ses personnages. A.M. ne manque pas d’y faire allusion : il faudrait même dire que sa peinture n’est que l’élaboration constante de cette allusion, comme mimesis d’un jardin premier, avec la claire conscience d’un irréductible écart. C’est pour cela qu’il faut aussi prendre ces métaphores avec prudence : outre une ironie à la Borges, par laquelle le séduction des images et des mots serait destinée à nous perdre, elles ne rendent compte que partiellement du déploiement interne de l’œuvre, de la manière dont elle travaille ses propres constituants, dont elle opère par une pensée active, réfléchie, de ses moyens et de ses buts. La spontanéité est une source ou un surcroît mais elle doit passer par le tamis du travail, des procédures, du temps. Par exemple, s’il est vrai que les installations lumineuses déploient avec bonheur une luxuriance d’images florales, elles impliquent aussi une analyse préalable des espaces architecturaux et des transformations qu’il est possible de leur faire subir. Que ce soit une abbaye, une galerie ou un musée, chacun de ces lieux est fortement déterminé selon des usages et des significations. L’installation est recouvrement, déplacement et dévoilement de la perception première de ces espaces ; et ce travail, dans la continuité de la démarche d’un peintre, est à prendre autant en considération que les moyens utilisés (motifs floraux). De même « le coloris », dans une installation lumineuse, est dissocié de tout support, de toute matière : ce qui interroge autant ce que nous désignons comme couleur, que notre manière de l’appréhender (la vue prenant appui sur des perceptions sensori-motrices qui supposent une réalité à étreindre) ou enfin les manières de la « produire » : l’outil informatique, l’écran donnant à cette couleur immatérielle un sens différent de celui de toutes les couleurs nées de pigments, de liants ou de propriétés chimiques. On pourrait même se demander si le but et le plaisir premiers de ce travail, plutôt que de proposer un « monde », avec son unité thématique ou technique, ne seraient pas de glisser constamment d’un champ (lexical, technique, esthétique) à un autre, de demander à l’un les moyens de penser l’autre : au langage de penser le jardinage, au jardinage de penser la peinture, à la peinture de penser l’architecture, à l’architecture de penser le dessin, à la lumière de penser la pierre etc. Une succession de métaphores sans qu’il n’y ait jamais un langage premier, un domaine originel dont il faudrait faire la généalogie. Tout co-existe et se répond, par consonances ou dissonances, sur une surface factuelle (la profondeur n’est jamais qu’un état différent de la surface) qu’il est possible de creuser, de retourner, de fragmenter, de disséminer et pourtant de retailler, recoudre, reconstituer. D’où chez A.M., un usage permanent du paradoxe pour qu’une chose puisse en dire une autre, jusqu’à affirmer aussi son contraire. Il y a quelque chose du phénix dans cette vitalité qui renaît sans cesse de ses cendres, dans ces fleurs qui poussent des pleurs.

Hegel avait défini la dialectique – c’est-à-dire le mouvement de la pensée et celui de la réalité – comme accomplissement et négation de la fleur dans le fruit ; il y voyait surtout la nécessité de dégager l’ordre logique du temps par la négation de la négation. La peinture d’A.M. conduit, avec des moyens qui, bien sûr, ne sont pas ceux de la philosophie vers de tels parages : si la vie est destruction, annihilation de la fleur (coupée, séchée), la destruction se détruit et la fleur redevient vie dans le fruit ; si le temps se détruit dans l’oubli, l’oubli libère une autre et nouvelle possibilité de temps. Le mimosa, fleur de la nostalgie, est aussi la fleur qui célèbre comme nouveau chaque printemps, chaque présent. Et inversement. Ce n’est pas la tranquille assurance d’un cycle naturel mais une affirmation à réitérer, une volonté que revienne ce qui serait sans retour. Ce qui exige un art qui soit une emprise sur l’existence et qui en renoue à sa manière les fils : le dessus, dessous, le dessous dessus ; le passé au présent et le présent au passé. Au fond, cette métaphore du jardin signifierait un temps arraché à l’ordre de la succession, à une fatalité de l’irréversible pour le déployer dans l’espace, inverser ses pôles et en différencier les rythmes.

L’œuvre que présente A. M. Pécheur, au Musée Denys Puech, peut surprendre, à la fois par son titre et par la décision de montrer, dans un musée, une installation lumineuse plutôt qu’un ensemble de peintures. Commençons par le titre : Les mimosas : Théâtre d’ombres qui est doublement paradoxal : le mimosa comme élément végétal ne semble avoir que peu de rapport avec l’idée de « théâtre » ; il pousse presque tout seul et même son usage décoratif semble secondaire ; et en tout cas, peu assimilable à un théâtre, à son espace clos, sa mise en scène, ses lumières artificielles, ses personnages, son langage. Le jaune intense du mimosa ne correspond pas non plus à l’idée « d’ombres » : il est au contraire associé à la lumière, au renouveau de la lumière, dans la période de transition de l’hiver au printemps. Pourtant, le mimosa est aussi une fleur fragile, menacée du retour imprévu de l’hiver qui peut détruire cette belle lumière solaire, trop tôt annoncée. Et commence à s’indiquer les sens multiples et contradictoires avec lesquels travaille A.M. : l’éclat du jaune n’est tel que parce qu’il vient en opposition au gris de l’hiver : nous le regardons autant depuis son passé qu’en fonction du futur? Cette fragilité répond aussi à celle des jaunes intenses de l’installation lumineuse, fleurs que la technique n’empêchera pas de faner.

Ce titre ne doit rien au hasard ni au plaisir littéraire : elle s’en explique ainsi dans l’entretien que nous avons réalisé pour le catalogue : « Les mimosas sont liés à mon enfance et à la mort du temps. Mimosas, mimesis, aptitude à s’adapter, à refléter le monde autour de boules de poudre, sa lumière, son éclat. Dans ce « théâtre » de l’imitation solaire, je sens l’odeur de l’origine et de la finitude de la peinture comme le paradis perdu et son soleil noir ». Cette fleur parle d’elle bien sûr, et d’abord par son nom ; mais elle parle tout autant d’autre chose : de l’enfance, du temps, de la mort, de la peinture (son origine et son impossibilité), des mythes fondateurs (paradis, soleil noir). Le pouvoir des fleurs – celui qui retient les peintres –est d’être comme un modèle de la manière dont la réalité, toute la réalité nous apparaît.

Le mimosa évoque le printemps, en particulier sur la Côte d’azur, où il semble qu’il fleurisse plus tôt qu’ailleurs, printemps du printemps, temps gagné sur le temps. Dans l’éclat de sa lumière, c’est l’hiver qui semble mourir. Et cet éclat se marque autant dans sa couleur que dans son nom : le jaune de la fleur est un appel de la lumière solaire. Et selon son étymologie, le mot mimosa qui vient de « mimeuse », désigne sa propriété qui est de mimer cette lumière. Moins d’en donner une copie ressemblante (l’image en miroir par exemple, qui suppose que le reflet soit celui d’une chose déjà présente) que de la faire apparaître, en la simulant, d’en anticiper la présence par sa duplication. Mimer serait ici comme un rituel magique qui se donne un pouvoir sur quelque chose en agissant sur sa copie. La « mimeuse », dans la nuit hivernale, porte déjà l’éclat d’un soleil que l’on ne voit pas encore. Et semble vaincre ainsi l’ordre inexorable du temps. La peinture serait elle aussi comme une « mimeuse » capable d’ouvrir un temps à des temps qui ne sont pas encore là ou plus là ?

Ce qui est troublant dans la définition d.A.M. c’est que le temps mimé est moins le temps à venir que le temps passé, dont l’imitation pourrait permettre le retour. Le sens immédiat de la fleur est inversé : elle est de l’ordre de la mémoire et non du futur ; retour plutôt qu’attente ; son soleil est le soleil noir de la mélancolie et non celui lumineux de l’espérance.

Jusque dans sa structure cette fleur surprend : elle est comme le dit A.M « poudreuse ». Pas vraiment solide, organisée, matérielle. Même cette couleur intense qui la caractérise ne semble pas venir d’elle mais s’être déposée comme une poudre, sans véritable consistance. Une couleur sans rien qui se tienne « dessous » ; qui n’a d’existence que dans la perception que nous en avons ; une poudre qui se dépose à la fois sur la fleur et dans notre œil. Poudre aux yeux ? dirait avec un sourire A.M. Mais alors dans l’éclosion d’un tel jaune, qu’est-ce qui éclôt, qui ne soit ni la fleur, ni l’œil ? Un entre-deux ? mais encore ? Fleur sans sub-stance, donc sans forme ni dessin. Fleur anti-philosophique, au sens occidental de la philosophie comme saisie d’une réalité dessinée, d’une « forme ». Faudrait-il alors voir dans cette pure floraison, un rêve de peintre : arriver à une couleur si dématérialisée, si poudreuse qu’elle ne serait plus que le bref instant de son éclat dans notre regard ? Or de cette fleur, à peine une fleur, une poudre de fleur, une poudre de jaune, A.M. en a fait une ombre, l’image projetée du temps passé, des êtres et des choses mortes. En raison de cette inversion de l’axe temporel, la disparition des choses n’en laisse que l’ombre, comme une poudre, un or qui ne sont jamais que l’éclat des choses déjà mortes. Etrange mimétique que celle qui intensifie la vision dans le moment même où s’efface son objet. Il faudrait alors reprendre la célèbre définition que donnait W. Benjamin de l’aura : « l’unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il ». Le jaune du mimosa serait comme son aura : ce qui dans cette couleur proche et présente indique le lointain, la singularité de ce lointain.

Peindre relèverait moins alors d’un pouvoir de dévoilement que d’indication : faire signe, sans pouvoir faire plus, vers ce lointain : manière par le biais des fleurs, de celle là comme d’autres – les œillets, par exemple, – de désigner le territoire des ombres, de désigner comme son territoire le lointain des ombres. Cet or : à peine un signe. « Théâtralement » cela ne veut pas alors dire mise en scène, exposition, exhibition : tout juste, un ajustement de ces signes ténus qui laisse venir leur éclat, cette magie des couleurs à défaut d’un monde, du monde. L’ennui du théâtre – et de la peinture quand elle est un théâtre – c’est de croire qu’en forçant la voix ou le trait on fera parler les morts. C’est le silence qu’il faut recueillir : il est comme un peu de poudre devenu de l’or.
Ces retournements du sens ne sont pas nouveaux pour A.M. : une exposition récente s’appelait : «  l’envers de l’endroit » ; une autre « la terre est dans le ciel ». Même s’il renvoie à une tradition particulière de théâtre, tchèque en particulier, l’usage que fait A.M. du terme « théâtre d’ombres » ne peut être dissocié de la figure de l’oxymore puisque il désigne à la fois ce qui vient à la lumière et ce qui se tient caché, hors de cette lumière. Mais l’oxymore n’est pas seulement un terme rhétorique : en liant deux qualités contraires, il affirme la dimension contradictoire du réel, du langage et de la pensée. Par opposition au principe d’identité, ce qu’est une chose ou un être ne nous est accessible que par le contraire de ce qu’il est. Le mimosa serait une fleur oxymorique (!) : elle se dément elle-même, puisque dans l’éclat de sa lumière brille le monde des ombres.

Par comparaison, on peut évoquer la préface de Jean clair pour le catalogue de l’exposition de Bonnard au Centre G. Pompidou, où il écrit à propos de L’Atelier au mimosa : « tableau de format carré, il nous révèle un univers courbe où les droites, à la périphérie, se transforment en autant de fuyantes et où surgissent dans les marges des apparitions glorieuses, comme les annonciations dans la peinture d’autrefois : ici le visage d’une femme, divinité protectrice du foyer. Par la verrière éclate l’éruption solaire d’un mimosa en fleur. Et ces petites sphères jaunes et poudrées, ces globes de lumière, ces petites grenades qui font exploser leur pollen éblouissant et dont les grappes prolifèrent dans l’étendue, cette réaction en chaîne de floches lumineuses deviennent comme la représentation même de la vision que Bonnard avait poursuivie toute sa vie. Une sorte de mimésis du mimosa, un éblouissement lumineux, un semis de taches resplendissantes, un éréthisme de la touche par lesquels cette fleur hivernale et solaire semble devenir l’emblème de Bonnard … Le réel s’est fondu en un soleil éclatant, a rejoint le principe premier de toute vie ». On mesure dans cette description toute la différence avec A.M. pour qui le mimosa désigne cette distance quasi infranchissable que l’on nomme « le temps » ; qui est aussi la distance entre le présent de la peinture et ce qu’elle vise – la part essentielle de la réalité, le paradis perdu – qui, parce qu’il appartient au passé, n’est plus qu’un signe lointain qui s’efface dans son « halo » de lumière. Pour Bonnard, la peinture était à l’imitation de l’éblouissement floral, comme un enchantement du présent ; pour A.M. Pécheur, cette fleur mime la lumière (ou la lumière mime cette fleur) : elle s’est vidée de sa matière, au point d’être accompagnée de façon insistante par les odeurs de pourriture, les parfums écoeurants des déchets. La peinture commence adossée à cet éloignement, à cette finitude qui la coupe de son origine comme de toute vérité. Mais comme la mimeuse, elle doit en faire sa lumière, l’éclat de son éclat. Le« Soleil noir » qui est bien sûr le soleil nervalien de la Mélancolie est aussi celui de la poésie, de l’acte créateur.

Les grecs désignaient du terme de « skiagraphie », le dessin des ombres portées sur un mur et ils en avaient fait l’origine de l’art pictural. Plus encore que la représentation précise d’un être, cette écriture (d’ombres – y en a-t-il une autre ?) se devait de conserver la mémoire de celui qui était parti, de l’absent (mort ou voyageur). Quelques lignes pour graver une silhouette : la « mimesis » retient très peu de choses de la réalité, à peine l’indice d’une forme, de ses contours. On peut y voir le mythe fondateur de la puissance de la « forme », ce qui reste de la réalité quand sa matière a disparu. On peut, à l’inverse, y voir la prégnance du vide, comme si le dessin n’avait jamais été autre chose que son contour, une manière de le cerner. Que cherchait Giacometti au bout de son crayon : à approcher la réalité d’un visage ou à faire d’un visage, les traits, la vérité du vide ? Les formes, les couleurs parlent d’une matière, d’un corps et peut-être même d’un souvenir (forcément, un souvenir d’enfance) qui s’en sont absentées. Il y a un évidement de la réalité devenu peinture, lorsqu’elle ensemence ce qu’elle a creusé.

L’autre chose surprenante est le choix de présenter une « installation lumineuse ». C’est un dispositif particulier d’exposition qu’a voulu et construit l’artiste, dans le prolongement d’expériences semblables qui ont eu lieu à l’abbaye de Saint-Pons, à la Galerie Baudouin Lebon et au Musée du temps à Besançon. Il implique quelques contraintes techniques et une manière particulière de traiter le rapport de l’ « image » à la peinture, de faire glisser l’une dans l’autre : l’image (techniquement produite) dans ou vers la peinture et la peinture dans ou vers l’image. Même si A.M. Pécheur aborde cette relation image/peinture, avec des enjeux qui lui sont personnels (en particulier l’insistance sur la relation lumière/matière), elle n’est pas nouvelle : en plus d’un siècle, les peintres ont appris à regarder la peinture au moyen du médium photographique ou cinématographique ; non pas seulement pour en reprendre les procédés (cadrage, découpage, montage, mouvement, vitesse, récit) mais pour les séparer des matériaux et techniques auxquels ils étaient liés. Démarche qui décontextualise certes mais pour insister sur la dimension mentale, conceptuelle de ces procédés, faisant de leur transposition d’un domaine dans un autre, une expérience critique nécessaire.

Pour qu’il y ait une installation lumineuse, il faut occulter au maximum toutes les sources naturelles de lumière et leur substituer un éclairage élaboré à partir des moyens et des contraintes techniques (la possibilité ou non d’éclairer la totalité du lieu ; d’analyser les conditions de sécurité et donc la circulation des spectateurs ; d’intégrer les données architecturales qui distribuent la lumière à leur manière ; d’évaluer le coût du dispositif). Si on peut comprendre qu’un spectacle peut d’emblée concevoir ces contraintes et y répondre (attendre par exemple la nuit), cela surprend de la part d’une artiste (et j’ajouterai du commissaire d’exposition) dont nous pourrions penser qu’à l’inverse elle aurait choisi de contourner ces contraintes par le dispositif, infiniment plus simple et cohérent, de l’accrochage de tableaux. Ce « théâtre », cette fois au sens premier du terme, implique une mise en scène et en particulier une lumière artificiellement produite, par essence différente de la lumière naturelle à laquelle répondent les couleurs du tableau. Même si nous savons que cette correspondance lumière/couleurs est plus un mythe que l’expression de l’histoire effective de la peinture (des grottes préhistoriques aux tableaux d’église ou aujourd’hui aux ateliers urbains, la lumière naturelle est inexistante ou rare), nous continuons à en faire l’archétype de la peinture, comme le disait fort bien J. Clair à propos de Bonnard. La question devient alors : qu’est ce qu’une couleur sans matière ? Une couleur traitée numériquement est-elle encore une couleur, puisqu’elle n’est plus couleur de ceci ou de cela ? Depuis les « fauves », ces interrogations ont traversé l’histoire de la peinture ; mais les technologies nouvelles leur donnent une dimension nouvelle : il ne s’agit plus des inventions d’un peintre mais des moyens ordinaires d’une technique ordinaire. L’installation rejoint une préoccupation déjà présente chez A. M. depuis le milieu des années 80. En savoir assez sur une technique non pas pour en tirer des effets spectaculaires mais pour perturber le travail du peintre, l’obliger à voir ailleurs, autrement.

Ces contraintes induisent, en outre, un véritable travail d’équipe opposé à celui de l’atelier. Et même si, pour une exposition au sens habituel du terme, il faut aussi accepter quelques contraintes d’espace ou de lumière, celles-ci n’entament en rien la réalité (autonome) du tableau ; alors qu’une défaillance de ce dispositif ou dans ce dispositif peut remettre en question la réalité même de l’installation. On peut même s’interroger sur la pérennité d’un tel dispositif : sa technicité effective inclut une beaucoup plus grande fragilité et plus rapide obsolescence. Si on exclut la volonté d’originalité à tout prix ou la fascination un peu naïve pour les moyens techniques, il faut comprendre pourquoi un peintre peut faire ce choix et le partager avec les organisateurs et le public.

Pour définir ce dispositif, A.M. Pécheur utilise soit le terme habituel d’« installation lumineuse », soit celui plus précis de projection. Le premier renvoie à la manière dont l’art contemporain n’occupe plus seulement les murs (et sur les murs la portion la plus décorative, celle qui donne au spectateur la meilleure vision frontale) mais peut s’installer en n’importe quelle partie du lieu qui lui est proposé (plafond, angles, sol et mur, dedans et dehors etc..) L’installation lumineuse s’inscrit dans cette appropriation et neutralisation de l’espace qu’elle suppose. C’est à l’œuvre de construire son espace et non au lieu de définir l’espace de l’œuvre en fonction de son architecture et des valeurs sociales (d’usage ou de décoration) qui sont attribuées à tel ou tel emplacement. Cela vaut aussi pour un musée où l’accrochage s’ordonne autour de principes de visibilité, de hiérarchie des salles et d’habitudes du regard qui sont ici bousculés, puisque, en dehors du sol et de quelques angles du plafond, l’ensemble de l’espace mural est utilisé comme support (sans que pour autant cette occupation la plus complète possible soit l’enjeu du travail). Le terme de projection désigne lui plus précisément le mécanisme technique de cette installation : l’utilisation de projecteurs et de divers filtres colorés permettant d’obtenir des ombres colorées mobiles, se superposant brièvement les unes les autres (si ce n’était cet appareillage, on pourrait rapprocher ce théâtre de pratiques enfantines). Ces mécanismes de projection ne sont ni dissimulés ni montrés pour eux-mêmes : le spectateur les découvre dans chaque salle en se retournant mais en les gardant visibles, A.M. supprime tout effet illusionniste et évite d’accaparer totalement le regard des spectateurs, comme le ferait un spectacle lumineux.

La discrétion volontaire du dispositif permet de ne garder du terme d’installation que sa valeur descriptive et non déclarative : ce ne sont pas les moyens techniques qui font l’œuvre, et ce ne sont pas même leurs effets optiques, aussi plaisants soient-ils. Il n’y a donc pas à donner à ce dispositif une priorité, une valeur esthétique propre : l’œuvre est en deça ou au-delà de la projection. La lumière comme les couleurs obtenues par les filtres sont conçus comme des matériaux à travailler, à regarder travailler. De la même manière qu’une peinture est en deça ou au delà de sa surface visible, – dans les couches déposées, dans le temps, dans la rapidité des gestes, dans les recouvrements par divers matériaux etc… la projection transcende les manipulations qu’elle requiert et donne à comprendre ce travail comme un questionnement sur les possibilités de la couleur et sur le récit.

Si la lumière n’est pas conçue et traitée comme une donnée première, naturelle, originelle (puisque nous sommes à Rodez, il est difficile de ne pas évoquer ici Soulages pour qui les traces qui creusent les surfaces n’ont pas d’autre finalité que de capter un peu de cette lumière qui a, pour lui, une valeur quasi sacrée) faut-il en déduire qu’elle n’est qu’un matériau neutre, sans autres qualités que les effets qui résultent des diverses opérations auxquelles l’artiste la soumet ?Ou autre chose encore doit-il retenir notre attention ? Et d’abord la manière dont cette lumière est projetée : le nombre de projecteurs permet des variations et superpositions continues d’images. L’idée d’un continuum d’images, de formes colorées qui s’effacent les unes les autres a été préférée à celle d’une projection discontinue. Mais, si la disposition actuelle du lieu permet au spectateur d’entrer dans les salles, et d’être enveloppé par ces vagues de couleurs, dans le dispositif originel, il devait rester dans le couloir d’entrée et n’apercevoir de ce continuum que des fragments : ces images mobiles ne constituent pas une totalité et unité de temps et d’espace.

Nous nous retrouvons devant un paradoxe : une projection qui tend à saturer l’espace, à le recouvrir le plus largement possible, saturant aussi le temps par la mise en boucle des images. Une sorte de « bain » ou de flux. Et pourtant, cet ensemble ne devait être vu que par fragments, par une dispersion du regard selon les multiples oculi qui trouent les cloisons. Œil, œillet, œilleton, oculi : la lumière passe par une camera obscura qui la retourne et en fait à sa manière un théâtre d’ombres. Le dispositif serait-il une imitation de l’œil, sa métaphorisation ?

Dans des peintures anciennes, A.M. perforait la surface pour que la peinture s’écoule par ces trous. Les parois perforés du musée seraient, à une plus grande échelle, la même démarche sauf que cette fois ce n’est pas la matière liquide qui s’écoule mais le regard. Qu’importe les moyens techniques, se retrouvent le creusement de la surface, la fragmentation des figures, le refus d’une sorte de plein ou d’achèvement de la peinture. L’œil est un trou et la peinture, malgré elle, se développe par ces trous. Bonnard disait qu’il fallait rejeter une peinture si on y percevait des « trous », des espaces non peints qui brisaient l’unité et l’homogénéité de la surface. A.M. Pécheur, à l’inverse, travaille ces points de vide, de fuite. D’où sans doute les métaphores de la couture qui concernent moins la matière textile que le ravaudage : cerner un trou, tenter de l’occulter, le déplacer sur un autre endroit (envers). Mais même si la partie est perdue, il faut la jouer. Le regard pris dans ce dispositif imposé par l’artiste est condamné aux mêmes opérations. Et pourtant un trou n’est pas seulement un espace que la lumière traverse ; il lui donne sa dynamique, il en fait une sorte de respiration. Il y a en lui comme une germination de la lumière. Serait-ce cela une couleur : de la lumière qui germe ?

Les formes et les couleurs sont obtenues par des filtres colorés qui sont, en réalité, des feuilles plastiques découpées (faut-il y voir une lointaine référence à Matisse ?). La mise en œuvre d’un tel dispositif est certes complexe pour obtenir une efficacité complète et durable mais il reste techniquement simple. Pour A.M. la peinture n’a pas à (se) raconter d’histoires mais à rester au plus prés des outils qu’elle s’est choisie, dans un va-et-vient entre ces outils et leurs effets esthétiques : le peintre ne travaille pas avec les secrets de son savoir-faire ou de sa gestualité mais avec une suite d’opérations réfléchies qui laissent au hasard ou à l’intuition la part la plus réduite possible (est-ce là l’influence lointaine de Supports-Surfaces ou celle de ses commencements dans la peinture par la difficile acquisition des techniques de gravure ?). Cela la conduira à recentrer sa réflexion sur les conditions du regard plutôt que sur ses objets : la perception du renouvellement incessant des formes lumineuses, de l’agitation qui emporte la surface des choses (du temps ?) doit passer par le double paravent percé, par les « oculi ». En y passant, le regard est fixé dans l’espace, il perd la mobilité par laquelle il croyait tout tenir sous lui, comme on le fait d’un paysage, d’un panorama. Ce qu’il voit, se divise, se fragmente, éclate comme ces bulles lumineuses du mimosa. Le mimosa ce ne serait donc pas ce que peintre voit de son atelier et où il reconnaît la lumière du monde ; mais une métaphore du regard dans lequel et pour lequel éclosent des points lumineux, de petites taches poudreuses, fragiles. La peinture parle moins du visible que de l’œil, de sa forme, de ses potentialités ou de ses limites, de ses macules : en installant son dispositif, A.M. décrit le mécanisme oculaire, son théâtre composé d’une chambre noire, de trous qui reçoivent la lumière, d’un écran où se projettent des ombres dont nous savons qu’elles n’ont qu’une très lointaine ressemblance avec le réel (si nous varions un élément du dispositif, l’ensemble du perçu change) et leurs variations incessantes. Jusqu’aux mots (l’iris) qui prolongent les analogies entre l’œil et les fleurs.

Reste une question essentielle : celle des traces, c’est-à-dire de la possibilité pour ces ombres de pénétrer leur support et de se constituer ainsi comme une mémoire. On sait combien cette question traverse toujours les analyses actuelles de la perception : que deviennent les images perçues ? Quel est leur impact sur les images qui seront perçues ? Les traces sont elles comme des sillons par lesquels repasseront des perceptions similaires ? Faut-il la répétition de ces sensations pour que l’idée même de trace prenne un sens ? Ici ces questions sont laissées ouvertes : l’œil va à l’aventure de sa perception actuelle. Hasardons que le dispositif dans son invention technique opère comme une manière de ramener le temps de perception le plus possible à son actualité, donc de le priver de toute tentation ou tentative de s’enfouir dans une certaine profondeur mémorielle. Il faudrait alors prendre au pied de la lettre le mot de « théâtre », d’une scène qui actualise, resserre une histoire, dans des limites de temps et d’espace données mais à partir d’une élaboration antérieure. L’exécution – comme on le dit d’un morceau de musique – est quasiment totalement contenue dans le projet : elle en est la « projection ». Cette projection contredit le geste du peintre qui même s’il peut composer idéalement son tableau sera toujours confronté au temps de l’exécution, temps réel par les évènements imprévisibles qui s’y produisent et qui génèrent hasards, accidents, repentirs déplacements, inventions.

La projection serait à placer du côté du dess(e)in et elle s’opposerait à la peinture (couleur) comme évènement. Ce sont là deux manières de penser le temps : celle de la projection lumineuse dont tous les éléments sont à définir au préalable ; et celle du geste pictural qui invente son propre déploiement. Plus généralement cela pose la question de ce qui différencie l’expérience de l’installation et celle de la peinture.

Commençons par les éléments les plus simples à percevoir : les outils – projecteurs et filtres et non plus ceux qui prolongent la main ou le corps du peintre et à travers lesquels il fait passer énergie, sens et formes inconscientes. Le support  – l’ensemble de la surface murale – par ses dimensions et sa matière : nous pourrions évoquer la fresque. L’immatérialité de l’œuvre – donc pas de couches successives dont nous pourrions voir comment elles se constituent ou comment elles travaillent les unes sur les autres. La dématérialisation conduit à une sorte de transparence. Donc la relation au temps devient très différente pour le peintre et le spectateur : devant la peinture, il se demande comment l’épaisseur des strates traduit, trahit l’épaisseur du temps (ce qui est avant/après) ; comment elle souligne aussi le choix du peintre de conserver ou d’effacer, de découvrir ou de recouvrir. Ici, au contraire, il semble n’y avoir qu’un même présent, dans le déroulement réglé et répété des mêmes images. Des images transparentes et mobiles, là où la peinture impose des opacités et de l’immobilité. Nous avons évoqué plus haut la nécessité de concevoir à l’avance le dispositif et ses effets de couleurs qui laissent très peu de place à la surprise lors de leur réalisation. Même s’il est difficile pour la peinture d’A.M. Pécheur de parler d’expressivité ou de gestualité, elle inclut la durée, la reprise, la surprise : un temps effectif. N’est-ce pas aussi la condition d’une certaine profondeur de la peinture alors que les « projections » lumineuses seraient du côté de l’activité décorative : modifier la perception de l’espace, placer le spectateur face à un « milieu » d’images qui le distraient de la réalité. Certes toute peinture remplit aussi ces fonctions qui n’ont en soi rien de honteux. Mais elle se donne aussi pour un « objet » de pensée jusqu’à pouvoir en attendre une certaine forme de vérité. Ce qui implique concentration du regard, construction de formes, liberté dans l’agencement des couleurs, expérience du temps. Un ensemble de données qui semblent devenues secondaires dans la mise en scène lumineuse. Nous pouvons bien sûr poser la nécessité de chacune des démarches et admettre qu’un même artiste peut les accomplir avec le même bonheur ; mais cela n’empêche pas qu’il faille les distinguer – ce que fait aussi A.M. Pécheur.

Il y a pourtant aussi de nombreux points communs qui atténuent cette différence et en changent le sens. Distinguer le pictural du décoratif est une tâche quasiment impossible. L’intention du peintre compte t-elle plus que la réalisation ? Est-ce la manière d’exposer le travail ou les contenus de ce travail qui en décident ? « La délectation » doit-elle être bannie de l’art et au nom de quoi ? Même les œuvres les plus conceptuelles n’ont jamais fait une impasse totale sur le plaisir qu’elles pouvaient susciter, au moins sur le plaisir intellectuel de recognition (Aristote en faisait un des éléments essentiels de sa théorie de la mimesis). Cette distinction est d’autant plus difficile à faire que les mêmes motifs se retrouvent ici et dans la peinture : les fleurs. Non pas seulement d’ailleurs des « motifs » mais un univers où puise sans fin la peinture d’A.M. pour ses formes, ses couleurs et plus étrangement pour sa symbolique. Nous avons évoqué l’enfance au travers des mimosas ; c’est aussi les œillets pour parler de l’œil, des larmes. C’est enfin l’espace dans lequel elle inscrit sa peinture ; il est rarement immédiat : il a longtemps été soutenu par l’idée d’une grille à travers laquelle il fallait voir ou d’un tamis à travers lequel passait la peinture. Dans les deux cas, nous ne sommes pas éloignés du dispositif mis en place à Rodez avec ses œilletons qui installent une distance effective avec l’objet du regard et qui perforent l’espace pour qu’il ne puisse apparaître comme plein.

S’il fallait suivre l’un des fils rouges du travail d’A.M. ce serait sa volonté de défaire l’épaisseur de la peinture : à la fois d’en pulvériser la matière et d’en trouer la surface. Non pas par démarche iconoclaste mais au contraire, pour y réintroduire du mouvement, des flux. Fragmenter des éléments figuratifs, introduire des figures dans le continuum abstrait, faire passer la surface d’un plan à un autre : cela a été quelques uns des moyens qu’elle a utilisés dans le passé. Ici, ce serait l’acte de voir qui serait déplacé, à la fois envahi et dépossédé. Et pour cela, c’est la lumière qui est « découpée, rentrée dans les plis de l’ombre, enfin transpercée » (J.C. Bailly in Catalogue de Rodez). Travail qui se fait dans la complexité, dans le pli et le dépli de la peinture et de ses éléments (lumière, couleurs, espace, geste…).Mais c’est aussi cette complexité qui permet d’aboutir à un langage singulier.

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Texte Pierre Manuel 2006