Récit : Un dialogue feuilleté
François BAZZOLI
Dans un texte inédit de mai 2005 où elle parle d’elle-même à la troisième personne avec un détachement presque analytique, Anne-Marie Pécheur tentait de mettre au clair, et à jour, la chronologie de ses pratiques plastiques, essentiellement picturales, depuis trente ans. Aucune immodestie dans cette façon de parler de soi, mais au contraire une mise à distance qui confère à ce texte la sécheresse d’une épure. On pourrait se souvenir, rien qu’en suivant la ligne précise et incisive de sa phrase qu’Anne-Marie Pécheur a débuté par la gravure, mais aussi que l’écriture ne lui est aucunement étrangère, aussi bien dans ses images, ses goûts et sa pratique régulière.
Pourquoi résister, au seuil de converser avec cette œuvre maintenant vaste et solide, au plaisir de citer, avec la permission de l’auteur, la première partie du texte ? Le critique, l’historien d’art a trop peu souvent l’occasion de se colleter avec l’écrit de celui ou celle qu’il convoque ou analyse. L’écrit d’artiste, genre quasiment incontournable du vingtième siècle (mais on n’oublie ni Léonard de Vinci, ni Eugène Delacroix, ni William Blake ni tous les grands et petits maîtres dont le carnet de notes côtoyait le cahier de croquis) n’est pas ici une pratique ostentatoire. Comme une radiographie, il tente de lire à travers une épaisseur. Non pas celle de la chair, bien que la peinture soit une chair, ce que tous ses défenseurs et ses attaquants oublient trop souvent. Non plus celle du temps, peu accessible aux simples données biographiques. Mais celle obtenue par le recouvrement de la pensée et de la pratique, entrelacées entre elles comme s’entrelacent parfois les touches et les couches de peinture.
C’est une voix qui condense et recense en quelques lignes ce qui a mis trente ans à se constituer dans les méandres de la formation pédagogique, dans les silences des ateliers, dans le bruit des dialogues ou des discussions, dans les pratiques associatives, dans les longs suspens de l’interrogation.
Écoutons ces quelques courts paragraphes, puisqu’ils sont le ressort même de ce texte :
« Le travail d’Anne-Marie Pécheur parcourt une trentaine d’années (1).
Depuis 1975, elle a régulièrement mis en œuvre une peinture ayant comme préoccupation essentielle, celle du passage et de la traversée.
Ainsi elle commence par un travail de gravure, dont le geste retenu est celui du creusement, vite dépassé pour aller au-delà de la surface, et instaurer un système de perforations régulières à l’image d’une « passoire ».
Proche de l’écriture, comme structure, de gauche à droite, de haut en bas.
Ancré dans les années support/surface, il n’est, bien sûr, pas interdit d’imaginer les incidences de la pratique de cette période de l’histoire de l’art, mais, on retiendra la volonté de diagonalité, de transversalité du travail.
La planéité des matières constitutives de sa peinture procède par analogies, la nature = la peinture, elle aurait à voir avec l’effeuillement, l’arrachement de plans successifs découvrant le dessous des peaux, les pores ouverts aspirant expirant l’air, la lumière.
Le peintre est anatomiste et dénude à l’extrême les surfaces sensibles de la matière.
Ces surfaces sont des corps plats, s’y irriguent les fluides de la couleur, orientés vers leur propre existence, coulant, s’écoulant, dispersés dans un ordre précis.
Comme peindre en classant par ordre, dans une structure établie par avance, avec des couches présupposant un inaltérable et mémoriel pouvoir, connaître le dessus le dedans et le dessous des choses.
Maintenant que se met à jour un enchaînement de la logique d’une peinture alors même que l’artiste avait décidé de laisser aller, « un certain laisser-aller », durant 30 ans, dans ce difficile traitement de la création, chaos et détritus, fumier et pépite, alors que le détour et l’impasse étaient instaurés comme systèmes quotidiens, il arrive que la plage soit découverte avec les éléments de la construction de sa propre évidence ».
On reste saisi devant la simplicité et l’émotion qui se dégage de « cet enchaînement de la logique » d’une picturalité. Sans éteindre le travail de la critique, ces mots-là le repoussent vers une attitude où il vaut mieux tendre l’oreille avant de parler. Si étudier l’art contemporain a un intérêt pour l’historien d’art, c’est bien de pouvoir observer la vie et l’œuvre de l’artiste en temps réel. Pas de surinterprétation et pas de reconstitution. Pas de scène du crime et pas de Musée Grévin. Il se confronte à la réalité, celle de l’œuvre mais aussi celle des déclarations et des pensées accessibles. Il peut en naître un dialogue, courtois ou véhément, mais il serait si bien de parvenir à une polyphonie. La musique seule a cappella, du créateur se réunissant avec la basse continue, parfois chiffrée, de l’exégète.
Être interpellé par chacune des expressions employées. Recevoir comme une chambre d’écho les dedans de ce que la pratique nomme écriture, mais qui dit ouvertement sa généalogie et sa descendance. Les reprendre une à une : inutile et fastidieux. Faire surgir quelques éclats qui éclaireront l’ensemble semble déjà plus facile.
– « Le dessous des peaux, les pores ouverts » et c’est déjà une démarche qui se générait dans l’incision pour aboutir à la perforation qui, réelle ou figurée, activera un grand nombre d’œuvres. À la fois tannerie et respiration, cette acception de l’art de peindre prend la matière colorée comme une matière vive et même vivante.
– « Le peintre est anatomiste », Anne-Marie Pécheur en particulier. Dans les formes peintes et dans la recherche iconographique, nombreuse et poussée, qui précède la peinture. Mais aussi dans le geste du dissecteur qui n’admet pas que sa peinture ne soit qu’une peau d’image. Qui soulève les dessous de la picturalité sans que ce geste soit obscène. Car il ne s’agit pas de regarder ce qui se dérobe mais plus certainement ce qui construit et consolide, cette structure tacite qui ne se lit pas à travers la surface.
– « Les corps plats de la peinture », voilà une proposition qui pourrait paraître antinomique avec l’assertion précédente. Pourtant, cette image de l’écrasement de l’image et de la matière convoque celle du fossile, objet à trois dimensions devenues par la force du tellurisme et celle du temps, un objet en deux dimensions, dessous et dessus et doubles empreintes symétriques. Le devenir image de l’objet, de la forme, de la vie. Ce qui fascine Anne-Marie Pécheur, l’écorce, la nervure, la plume, la plante herborisée, a pour commune mesure la planéité.
Et voilà, comme par surprise, que le dialogue a déjà commencé sans que le critique y prenne garde. Il avait bien senti, hésitant devant cette audace, que recourir à ce texte le pousserait inévitablement à reprendre le dialogue sautillant instauré depuis longtemps avec l’artiste, comme celui plus continu avec les œuvres
Mais le pli est pris. La suite du texte d’Anne-Marie Pécheur y incitant, on pourrait, on peut et même on doit y répondre. Quel désastre cela va-t-il provoquer de s’immiscer ainsi dans le texte de l’autre ? Sans doute moins de chaos que de s’insérer dans des œuvres à l’espace si particulier, surfaces planes dont le revers est la tridimensionnalité
« Il arrive le moment de mettre en forme et par livre, cette archéologie picturale ».
N’est-ce pas au critique chargé de la nomenclature des différentes strates, époques et périodes du travail d’Anne-Marie Pécheur que cela s’adresse ?
« Voilà maintenant dans l’ordre, et dans les dates les éléments de l’histoire, comme plages ».
« 1975 Graver-gravure : « ce sur quoi historiquement on a écrit », terre, pierre, métal, plante, toile, et papier ».
1975 : Les années de formation aux Beaux-arts de Marseille dans l’atelier de Sonja Hopff s’achèvent par un diplôme de gravure. Un corpus important qui commence avec des bandes de papier d’abord isolées puis qui s’imbriquent comme des puzzles. L’écriture ne tarde pas à survenir pour commenter et confronter les différentes façons d’inciser et d’inclure, mais aussi pour mettre en branle et exorciser le miroir de sorcière qu’est la plaque de cuivre. L’envers y vaut endroit, l’inversion est nécessaire à la lecture. Cet appel au reflet donne, remis dans le bon sens, une écriture appliquée et native, plus lisible sans doute que son ombre. Les objets de la nature et de ses sciences sont déjà là : en même temps que la pointe sèche, la morsure et l’encre, interviennent la terre, l’eau, la rouille, l’empreinte de la feuille, du bambou, de l’herbe. Le papier devient réceptacle, convexe, concave, ondulé. Les formats sont inhabituels, souvent oblongs, toujours parties de formats plus grands et plus nobles qui s’y devinent encore. C’est dans le nombre que s’établit la progression du travail : chaque passage sous la presse équivaut à une étape supplémentaire. L’avance se fait pas à pas, on peut même dire épreuve après épreuve. De l’examen de tout indice auprès d’elle, restes et vivant autour de l‘atelier, modestes plantes dans les lisières de l’école, s’instaure un véritable ordre qui se retrouvera pendant tout ce qui suit : sans avoir besoin de recourir au sujet, une évocation suffira. On pourra dénombrer peu d’oiseaux (seulement un ou deux malgré les plumes initiales), des insectes et des papillons en plus grand nombres, des arbres et des troncs souvent métaphoriques, des charrettes de fleurs, des tombereaux de fruits et de légumes et même un champignon. Convocation explicite des règnes du vivant, mais aussi des techniques et manières de les prélever, coupes, élévations, herbiers, boîtes à insectes.
En même temps, s’élabore l’aventure de l’ADDA, une des premières associations d’artistes en France, la première à Marseille. Cela se concerte et se fabrique dans une ancienne école primaire de la rue Horace Bertin, avec Jean-Baptiste Audat, Roger Boulay, Dominique Gauthier, Richard Monnier. Plusieurs années d’implications, d’expositions, de sollicitations et de rencontres. Des traces s’en font encore sentir dans le milieu associatif, trente ans après.
« 1977 Creuser, tracer sur l’envers du papier, avec une pointe sèche ».
1977 : Avant qu’apparaisse la peinture (rien ne se fait comme cela chez Anne-Marie Pécheur), il faut que les supports grandissent. Loin de l’atelier de gravures et loin de la nature qui cerne l’école des Beaux-Arts de Luminy, les stratégies s’involuent. Changements de formats, changements de techniques, changements de pratiques.
« 1979 Perforer : le papier avec un emporte-pièce de travailleur du cuir, aligner des ronds creux sur des surfaces les plus grandes possible, posées au sol ».
1979 : La perforation apparaît en gravure lorsque la morsure à l’acide s’éternise. Ce qui devait concerner le creux avoisine alors le trou. Le temps s’est distendu, l’attente se lit dans cette négligence ou dans cette volonté. La gravure se construit rarement autour du trou, le dessin oui. Considéré dans le temps, un dessin de la Renaissance à l’encre, par exemple, peut présenter aux contours une absence du papier qui laisse passer la lumière. La faute en est à la goutte d’eau-forte introduite dans le liquide tinctorial pour lui donner du mordant. Cette incisivité continue à travailler le support, surtout si le dessin est longtemps exposé à la lumière du jour. Rien d’immobile dans un travail graphique ou pictural, les matières employées n’ont jamais dit leurs derniers mots.
Anticiper soi-même la perforation du papier est une pratique efficace pour accélérer le temps. Pour gauchir la structure aussi : le quadrillage qui forme la structure du dessin s’infléchit, chaque carré constitutif perdant légèrement sa forme par la présence des trous qui ponctuent les angles. L’emporte-pièce de travailleur du cuir n’est pas innocent non plus. Peut-être rejoint-il cette planche à découper employée par les bouchers qu’Anne-Marie Pécheur employait dans ses dernières recherches sur la gravure. La surface ligneuse gondolée et déformée par de trop nombreuses utilisations offrait au papier une géographie montagneuse à épouser. On n’osera pas affirmer qu’ici le carré épouse le trou, noces contre-nature s’il en est, mais la présence d’un outil spécifique à une profession donnée provoque chaque fois un vide nécessaire à la création.
« 1981 Ordonner la peinture autour du trou, des trous ».
1981 : Un basculement s’opère : le dessin s’éloigne et la peinture arrive. Le noir et blanc du dessin est souvent soumis à la saturation et à la désaturation. Dans l’ordre des valeurs plutôt que des couleurs, le parcours imposé du clair au foncé et du foncé au clair demande d’enlever ou de remettre du pigment, réglé à la nuance près pour approcher la bonne nuance. Une valeur moyenne est toujours dans l’entre-deux, sur le point de basculer vers l’ombre ou la lumière. La balance doit être exacte. Le dessin ne s’ordonne pas autour du trou, c’est celui-ci qui doit obéir à la dictature du trait.
En ce qui concerne la peinture, on parlera plutôt d’ordre que de balance : l’équilibre contre le déséquilibre. Ordonner la peinture autour des trous, c’est une histoire d’œil qui commence. Le regard se heurte à ses excavations programmées, quasi orbitales, mais la couleur déjoue l’angoisse qui pourrait naître de cette situation. Les jeux de couleur subtils et complexe l’amènent au bord des trous logiquement. Il en va d’une approche plus physique que métaphysique. Expérimenter est toujours d’actualité.
« 1983 Tendre la toile sur châssis, et peindre l’histoire précédante ».
1983 : il fallait s’y attendre : jouer avec la peinture n’était pas un jeu innocent. Même scarifiée par l’emporte-pièce, celle-ci est solidaire de son histoire : une peinture dissociée de l’histoire de la peinture n’existe pas. Il suffit de prendre les instruments pour tendre la toile sur le châssis pour qu’un écran historique se crée. Dès la première touche, des hordes de peintres, tous révérés et tous amicaux, montrent le bout de la référence.
« 1984 à 1989 Peindre, une peinture mouvante et vivante, toute émergente du dessous des choses, arabesques et volutes ».
1984-1989 : Une peinture mouvante et mouvementée, devrait-on dire. Les trous se sont transformés en volutes et circonvolutions. Une peinture de gestes débridés et de constructions solides. Une longue suite de toiles, parfois très grandes mais toujours « Sans titre ». À ce moment-là, Anne-Marie Pécheur n’a pas besoin de l’accolade littéraire qu’implique un titre pour que tout bouge. Car si on peut avancer un sujet pour tous ces « Sans titre », il s’agira à coup sûr du mouvement de la peinture. Brusquement, nous sommes placés dans une acception très particulière qui dénie et défie la description. Si on envisage celle-ci hors de l’application analogique (les yeux, les tempêtes, les plis et les tourbillons et tous les mouvements de la vie), il faudrait entreprendre l’identification, le comptage, l’énumération de chaque geste particulier, de chaque couleur pure ou rompue et de chaque forme en tant que telle, sans céder à la tentation de la recouvrir d’une image plus ou moins poétique. Voici décrit le travail d’un Linné de la peinture dont le monde ne serait que celui d’un seul tableau, d’un Cuvier de l’art qui n’aurait pour toute vertèbre (bien que « la vertèbre de la peinture » soit une image plus que douteuse) que ces mots « Sans titre ».
On ne peut soupçonner celui qui refuse la phraséologie para picturale d’une pensée sous-jacente. Appeler son œuvre (ses œuvres) « Sans titre », c’est vouloir en quelque sorte qu’il n’y ait que de la peinture sur la toile. Pourtant, la peinture ici n’est pas qu’une pulsion tentant d’inverser la réalité de la vision de la peinture: faire affleurer des kyrielles de regards et des orbites qui inspecteraient le spectateur sous toutes ses coutures, au lieu de l’habituel et rassurant regard du spectateur sur la toile. Ici le regard est bel et bien sur la toile, pris dans les vortex et les volutes du mouvement. Mais s’il ne se satisfaisait que d’une mise en cause de la vision, l’exercice serait sans issue : à quoi bon voir une toile qui ne serait pas essentiellement peinte pour être vue ? Ce que le spectateur contemple, c’est la toile. C’est-à-dire l’acte pictural, et non pas l’image qui en découle. Surtout, si l’action de la peinture, son fourmillement organique prime sur la planéité de la surface.
Mais, en cette période précise, la peinture n’est pas non plus seulement une pulsion, celle de remplir le support d’un ensemble de gestes primaux, issus du corps, ce qui après tout justifierait le bouillonnement, la foule et l’océan qu’on serait en droit d’y apercevoir. Elle n’est pas que cette pulsion à cause des yeux qui s’y insèrent, justement. Cette organisation « visuelle » ne doit rien à une coïncidence: elle fait corps avec la toile, elle la comble et la structure, elle l’emplit et la troue à la fois. Comme on l’a vu, cet acte de percer symboliquement la trame picturale, Anne-Marie Pécheur l’a, de multiples fois, accompli dans sa réalité. Grands papiers emboutis à l’emporte-pièce, selon des quadrillages égaux et régulier, par les regards desquels pouvait suinter la matière colorée. Ici s’inscrit une deuxième phase où le trou n’est plus vécu comme une réalité, mais comme une métaphore de la création. Dans le premier temps, le vide dans le papier équivalait à un vide du regard. Son passage au métaphorique, à l’allégorique peut se lire aussi comme un saut dans les multiples systèmes mythologiques: partie du regard unique bientôt aveuglé parles retournements picturaux, la toile s’éclaire du « dessous des choses ».
Difficile d’affirmer ici que la peinture soit une exultation de la couleur seule, une explosion déraisonnable qui relierait directement le pot de peinture à la toile. La construction qui s’impose avec force, malgré la complexité de l’organisation et de l’entassement des cercles et des ellipses, cette construction-là n’est pas seulement sous-jacente. Elle est la toile, elle est l’œuvre, elle est le corps de l’œuvre, et cette œuvre a des yeux. Comment ne pas se souvenir des constructions concentriques de Poussin, telles que les donnent à voir les manuels de géométrie (secrète ou pas) appliquée à la peinture. Le vrai travail aura été de faire remonter à travers la couche picturale ce qui s’y cachait depuis toujours. La tendance analytique des années soixante et soixante-dix avait pris comme matériaux privilégiés de la création, les châssis et les textiles qui texturaient le support de l’œuvre. Et Anne-Marie Pécheur a eu à se confronter à quelques enseignants issus de cette mouvance pendant son cursus aux Beaux-Arts. Mais le support qui affleure ici, c’est la construction interne et indispensable de l’image, qui la remplace sans jamais vouloir ambitionner de devenir image.
L’œil se cache dans un pli de la paupière, mais ces yeux-là se cachent souvent dans les replis de la peinture. Ce traitement en repli intervient alors que Anne-Marie Pécheur habite en Espagne, à Barcelone. Il ne faut pas interpréter ce repli comme un retrait psychologique. Ce n’est ni un exil, ni un éloignement ni un refermement sur soi. Cela aurait plutôt l’air d’un retour sur la peinture et son histoire, une façon géographique, physique, de se rapprocher de Goya et du Greco, de donner à sa peinture un petit coup de force tellurique qui enlève en un tournemain les plafonds, draperies, corps enchevêtrés, éléments d’architecture, ciels contournés pour les envoyer cul par-dessus tête dans tous les coins de la toile, dans tous les recoins de l’œuvre.
Si la peinture sans titre d’Anne-Marie Pécheur se plie, se replie et se déroule aussi, infiniment, ce n’est pas par référence, mais parce qu’une peinture vivante, dynamique ne peut être, par fatalité, qu’ainsi, sans repos. C’est la période des toiles dynamiques à l’excès: on ne peut à aucun moment savoir où se situe l’enroulement principal de la forme. Un instant d’inattention, et il s’est déplacé. Matière vivante, cette toile refuse le statut de durcissement. Elle a la souplesse de la peau, cette élasticité contrôlée qui continuellement se love et se déplie indéfiniment.Chaque froissement introduit la différence, chaque froncement apporte une ride dans la surface trop calme de la peinture des années quatre-vingt.
« 1990 Trouer le bois, et faire venir les formes comme pousses ».
1990 : cela se tordait en tous sens, se contorsionnait selon des lignes de forces repérables sous le déferlement des mouvements contraires et soudain des formats moins vastes, moins dévastés. Il faut alors que le cadre réapparaisse. Ce mot, « réapparaître », peut sembler inadéquat puisque, en fait, cette peinture n’a jamais eu réellement de cadre extérieur. Des cadres intérieurs, oui, ceux issus des confrontations à l’ordre analytique et ceux ordonnés autour de la pratique de la gravure : la cuvette et son fantôme, l’incision, le trait, la trace. Dans ce qu’est devenue la toile, prise en un châssis, admettant des coulées et des couleurs, il n’est guère possible de reconvier le trou ou la perforation. Puisque le ventre de la toile ne peut accepter la réalité du percement (seulement la mise en évidence de l’allégorique), l’os, à tout le moins le bord, peut le supporter. En bois peint de couleurs plutôt claires, mais d’une épaisseur mesurable, Anne-Marie Pécheur va faire une grille efficace pour la lecture de ses mises en peinture. Régulièrement espacées, des rangées de trous s’inscrivent dans le bois, non comme des accidents ou des coups de perceuse mais ressemblant étrangement à des trous de semoir. La planche de légumes du potager dans son travail le plus ingrat. Les trous du semis avant toute graine. Assiste-t-on au retour des préoccupations des premières gravures ? Sans doute, oui, mais distanciées. Plus besoin du brin d’herbe dans sa réalité, du bambou dans sa forme naturelle. Le vide où naît la germination suffit. Le trou sur le bord, la pousse au centre. Un trou du réel, une pousse, des pousses de peinture.
Le corpus des formes évolue également vers des classements plutôt que des compositions. C’est dans ce carré de toile qui est aussi un carré de terre que s’accomplit le travail du peintre, entre celui du jardinier et celui de l’herborisateur. Pour nourrir des formes renouvelées appartenant au présent, Anne-Marie Pécheur choisit de s’immerger dans d’autres références que celles de la peinture classique ou baroque. Plus de Poussin ou de Goya visible au premier regard. Ils sont retournés dans l’humus de la couleur, dans le chantier continuel depuis 1975. Du carré qui signifie aussi bien le jardin que l’archéologie, remontent maintenant des figures qui tentent de s’ordonner en groupes, en familles, en classes. Elles n’atteignent pas encore la grandeur de l’ordre et de la classification, les graines ont été jetées en pagaille et à la volée. La pousse est à l’avenant : ça se bouscule sur la toile alors que, sur le cadre, l’ordre règne.
D’une certaine façon, le brin d’herbe initial, qui donnait sa forme et sa sève au papier de la gravure, a grandi et changé de force. Il ne meurt pas dans cette aventure plastique, il n’y renaît pas non plus. Il se dédouble et se colore, il va du bord au centre sous des apparitions qui peuvent décontenancer. Il faut avant tout admettre que cette formulation picturale pimpante à quelque chose à voir avec la rigidité de l’encadrement, qu’il ne s’agit pas d’une opposition mais d’une coalition. La contradiction n’est qu’apparence. Ce qui vient va le prouver.
« 1992 Les éléments, ce qui vient du dessous au-dessus, les plantes, la relation botanique au classement, ordre des couleurs comme fleurs ».
1992 : On l’a vu, les premières perforations tentaient de faire communiquer l’envers et l’endroit, souvenir efficace des inversions de la gravure. L’œuvre se veut, comme l’anneau de Möbius, à une dimension malgré la raison qui lui en reconnaît deux. Ces interrogations inquiètes pour déjouer les pièges de la surface n’ont pas disparu, même si la prolifération les refoule hors de l’image. La couleur se fait plus dense, moins rompue. Les grandes atmosphères bleuâtres et ocrées cèdent le pas à une palette plus nature. Papillons, petits pois (ou toutes formes pouvant leur être apparentées), envahissent l’espace que leur accorde le peintre. L’être le plus modeste, s’il est vu avec la loupe adéquate, la patience requise, livre des trésors de couleur et de forme. Dans ces dessins, ces peintures, avec juste ce qu’il faut pour nommer l’imperceptible, s’échafaude un sauvetage plastique de ce que ne considéraient que le botaniste et l’entomologiste.
Sauvetage plastique, en effet, mais qui mesurera l’hécatombe incommensurable de petits pois commise par des Gregor Mendel connus et inconnus pour tenter de comprendre quelque chose aux mystères de la génétique ? Personne. Tout comme personne ne mesurera le temps passé par Anne-Marie Pécheur afin de tirer quelque chose de pictural de ces modestes légumes printaniers, de ces vibrionnantes bestioles multicolores. Elle sait qu’il n’existe pas de mauvais points de départ et que seuls les points de chute sont parfois douloureux. Les papillons, les poissons, les hameçons, les figues et les pommes, sans oublier les petits pois, une fois chantournés, détournés, retournés, contournés, détourés, déterrés, contorsionnés, colorés, calibrés et courbés, seront prêts à être croqués d’un pastel alerte et d’une main preste. Celle-là même qui sert à cueillir les idées qui passent, les roses de la vie, l’illusion de la couleur et la caresse d’une lumière.
« 1994 Le dessous et le dessus se dessinent en couple, ouvrir l’un, poser l’autre, figures à planter là dans le système de « quand je coupe en deux ».
Le tableau est : coupe anatomique, plante évidée, en forme de coques, remettre en œuvre le fond et la forme, les couches mises en surface s’empilent en laissant apparaître les bords infimes de la couleur, des peaux empilées, plates-bandes.
Cette binarité et la coupe en double, quitte et double, équilibre des statues, corps debout, jamais couchés, plantés vers le haut, mise à bas de l’horizontalité, versement provisoire de la tangente, la hache coupe la bûche en deux en 4 en éclatements de morceaux ».
1994 : Pour accompagner sa série de grandes figures végétales sur Plexiglas, réalisée spatialement pour son exposition d’Aussillon en 1996, Anne-Marie Pécheur (qui élabore comme on s’en doute des passages complexes entre la botanique et l’écriture) jetait sur le papier quelques lignes particulièrement éclairantes :
« J’ai pris le lieu comme un objet à orner, à décorer, en le gardant comme support, comme si tout était Un, unique espace où les fleurs viennent tracer les ombres, plantées de face, évidées ou tranchées, elles se développent en rang en ordre, elles déclinent et reprennent les fenêtres, ce qui est le ciel dehors, ce qui est le bleu dedans. J’ai jardiné depuis vingt jours mes plantes en les traçant comme sillage, en les emplissant, semis, boutures, fleurs énormes, dans une folie jardinière, irriguée par l’intensité de l’énergie de la lumière qui circule et oscille entre ces murs« .
Un texte qui sonne comme l’introduction d’un ouvrage traitant des liens de la peinture avec le jardinage, ou de l’art de faire éclore les formes plutôt que de les traquer, de les inciter à apparaître plutôt que de les figer en les fixant sur la toile, brutalement. Pour éviter cet écueil, le support est souvent doublé, par du bois, du verre, du papier, du Plexiglas, qui obligent les formes perceptibles à se démultiplier, à accepter leur dualité, à intégrer leur propre reflet et celui du spectateur, à devenir obliques.
Anne-Marie Pécheur choisit souvent une toile verticale, parfois homothétique à la feuille d’un herbier, parfois beaucoup moins large, de cette forme étirée vers le haut qu’affecte la lamelle d’éventail ou le signet. Elle y inscrit des motifs rigides, quasi totémiques, entre coupe anatomique et croquis botanique. D’un contour marqué, elle statufie le réceptacle agrandi, ou le labelle, le ligule, le stigmate, ou tout autre organe reconnaissable mais retravaillé avec un animisme joyeux qui met aux dimensions de la statuaire africaine ou océanienne ce que l’œil aurait du mal à trouver. Derrière ces formes scientifiques mais primitives aussi, la couleur plane se tend comme un rideau, ou comme le velours d’un écrin précieux. Partir du motif permet d’aboutir à un stade où le pictural peut se permettre d’emprunter les techniques de tous les autres arts.
Bien que ses formats en hauteur induisent à penser qu’elle met en page une image, elle se préoccupe surtout de sa couleur et des fonds qu’elle monte les uns après les autres, avec la précision d’un imagier médiéval, d’un enlumineur. Peu lui importe qu’une identification soit possible. Ce qui se trame ici n’est que couleurs, matières, couches et touches. Et rythmes de composition aussi. On croit voir un objet en creux, et ce n’est qu’un à plat, d’une teinte cassée pour marquer une absence. On pense deviner un relief et il ne s’agit que de couleurs diverses qui se combinent pour éviter l’ennui de la teinte juste. Toutes les astuces, toutes les références, toutes les connotations ramènent inévitablement vers la peinture. Pour qu’il n’y ait plus d’image et que n’existe que la picturalité. Bien qu’en creux, il faudra faire aussi avec la sculpture même si cela provient de moyens paradoxaux et de mises en œuvre contradictoires : ombres des tracés sur le plexiglas qui se projettent sur le dessin du fond, formes comme en creux qui ouvrent un espace concave dans l’unité du format, empilement de corps picturaux qui deviennent totems, dolmens, colonnes, architectures.
« Dédoubler les surfaces, avec une couche transparente, et l’air circule, série des transparents, série limitée à l’essentiel, jamais de surdose de l’effet passion, juste une démonstration, 20 plexis à l’heure actuelle sur une période de 6 ans, à peu près.
Cet inconfort de l’à peu près, recherché comme instance de savoir, ce brouillon est là comme des pointillés, ou des chiffres à joindre pour former la figure, cette toile est presque bien, ce papier pourrait, aurait, devrait, ce conditionnel qui conditionne le travail, vertigineux et intranquille, ces déboires de la recette du plus, ces soustractions de son savoir, enfin ce qu’il y a dessous le triomphalisme des étoiles ce qu’il y a par-derrière, les failles qui font fuir, les trous qui font tomber, les caves où s’enferment les délits de saleté, d’épuisement, de corruption, bref, voilà le travail, le travail de la matière picturale ».
Est maintenant mis en œuvre le désir informel des recherches initiales. On n’a pas encore souligné que, dans la gravure, se dédoublaient le papier et la plaque de métal, pourtant intimement liés, jumeaux siamois au devenir dissocié. S’agit-il, à ce moment-là, d’une sorte de remembrement ? Oui et non. Souvent le dessin sur la plaque transparente est celui, malgré les traitements d’épaisseur, de modelé et de coloration, du support opaque. Mais souvent retourné latéralement.
Les fonds picturaux se sont éclaircis, allant souvent jusqu’au blanc. La touche s’y fait trait, la structure dessinée de la peinture s’y dévoile. Sans doute, les remontées épurées des précieux effets de la gravure, où le blanc se dédouble et se redouble, de la cuvette à la marge mais aussi entre les morsures et les incisions. Une chose a changé : le contour, maintenant, ne s’écrit plus avec l’acide mais avec la lumière.
« Depuis 2000, de grandes surfaces lumineuses, appliquées par des techniques d’éclairage, différentes pour chaque lieu : la lumière cousue, découpée, imprimée avec des ciseaux de couturière (Albi), avec des œillets vrais (Moulin de la Valette), avec des gobos (Besançon) avec du monumental (St Pons) et la nuit se décale, la lumière est découpée, rentrée dans les plis de l’ombre, enfin transpercée ».
Depuis 2000 : A partir des décors projetés qu’elle fait à l’opéra de Paris pour le ballet de Philippe Fénelon, « Yamm », Anne-Marie Pécheur a intégré la lumière artificielle dans sa palette et y est revenue à maintes reprises, à Albi, à Besançon ou, très récemment à Paris, galerie Baudoin Lebon. À chaque fois, le but apparent est de démultiplier l’espace de l’intervention, d’agrandir le geste et le processus. Mais l’espace ainsi questionné n’en est-il pas aussi transformé ? ou plutôt revenu à d’autres temps de la rencontre entre surface et peinture ? On soutient que les différents genres et techniques de l’art seraient nés du bâtiment même : la sculpture du désir de rendre aimables colonnes ou redents, la tapisserie de l’obligation d’isoler l’habitant de l’humidité des murs. Et la peinture ? Peut-être de la projection d’un reflet ou d’une ombre sur de grandes surfaces unies, pour isoler l’occupant de la froideur de l’architecture. À la fois plaisir du jeu des couleurs, des formes et des situations et mise en jeu de son travail et du lieu même, les dernières illuminations (ou plutôt la mise en lumière, à tous les sens du terme) de l’Abbaye de Saint-Pons nous permettent de revisiter les sentiers de sa peinture.Tout y est tel qu’en ces débuts : minutie du geste et précision du détail, ambiguïtés des dessous-dessus, soucis de la variation de la teinte par proximité et recouvrements. Mais la théâtralisation change tout puisque la présence du projecteur, la technique complexe de projection, changent tout.
À Saint-Pons, l’église est envahie par une végétation picturale intense et légère comme un buisson flottant, vert pomme, fuschia, orange, mauve (des noms de plantes encore), par une lumière interne qui fait comme une immense verrière gérant sa propre lumière, comme une armada de vitraux virtuels ouvrant autant de failles dans la carapace épaisse de l’abbaye moyenâgeuse. L’arbre de Jessé, le lys des champs, l’arbre de la sagesse, le buisson ardent, toute la botanique inhérente aux écritures est là, invoquée plutôt que convoquée. Un monde de lumière autant que de citation, où la Genèse rencontre Matisse en un jardin d’Eden inédit.
Dans tant de couleurs qui s’intensifient au cours de la journée, deux projections carrées ouvrent leurs fenêtres sur des mots qui défilent. Ces « enluminures infographiques » sont comme des pages inscrites dans la couleur, inversant les habitudes de mettre la couleur dans la page. Les signes de l’ancien (les lettres rondes en rouges, les doubles bandeaux alternés rouges et noirs séparant chaque ligne) énoncent les noms des religieuses qui vécurent en l’abbaye, mais recèlent aussi, dans un clin d’œil, la présence des noms de deux hommes au milieu de ceux de toutes ces moniales.
Ce parti pris d’artiste est bien loin de la vulgarité démagogique des sons et lumières des gestionnaires de la culture populaire. Il faut en effet privilégier la légèreté et la grâce pour pouvoir projeter au plafond la fleur de toutes ces nonnes qui la consacrèrent au Très-haut.
Dans cette droite ligne pour parvenir à l’essence de la peinture, se dresse maintenant la figure du mimosa. Pour transposer ses plantes méditerranéennes dans les contreforts du centre de la France, il va falloir que le musée de Rodez devienne serre, que le gardiennage confine au jardinage et qu’Anne-Marie Pécheur sorte des grimoires qu’elle écrit et dessine si patiemment des recettes encore inédites aux autres et à elle-même.
Notes :
(1) Toutes les citations en italiques sont tirées d’un texte inédit écrit en mai 2005 par Anne-Marie Pécheur.