Jean-Marc Lévy Leblond
Pour Anne-Marie Pécheur, mars 2013
Catalogue. Musée Muséum de Gap. 2013.
Parti pris peinture
Leurres de la couleur
Jean-Marc Lévy-Leblond
La peintre : Merci d’être venus voir mes toiles ! Je me permets de vous le rappeler d’abord, « un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »
L’amateur : Oui, certes, mais que sont donc ces couleurs ? Juste des couches de pâte étalées sur votre toile ?
La peintre : Non, bien sûr ! En vérité…
Le physicien (la coupant) : Cela fait un bon moment que nous autres physiciens avons compris ce qu’est la couleur ! Newton a montré dès 1666 que la lumière blanche pouvait, grâce au prisme, être décomposée en un spectre de couleurs pures — il avait même eu l’intuition qu’à chacune de ces couleurs correspondait un certain mouvement vibratoire. Huygens dès avant 1700 propose une théorie ondulatoire de la lumière, qui sera développée au début du XIXe siècle. Nous le savons depuis deux siècles, la notion de couleur se réduit à une grandeur physique simple, celle qui mesure la fréquence d’une onde électromagnétique dans le domaine du visible.
La peintre : « Se réduit » ? Vous allez vite en besogne ! Certes, en ce qui concerne le son, il existe une correspondance assez étroite entre la hauteur perçue d’un son et sa fréquence (encore que les choses soient plus compliquées). Mais pour la lumière, comment reliez-vous la sensation de couleur à la fréquence de la vibration ? Votre collègue Euler n’écrivait-il d’ailleurs pas en 1762 : « Nous ne sommes pas encore parvenus à pouvoir assigner à chaque couleur le nombre de vibrations qui en constituent l’essence et nous ne savons pas même quelles sont les couleurs qui demandent une plus grande ou une plus petite rapidité dans le mouvement des vibrations ; il n’est pas encore décidé quelles couleurs répondent aux sons graves et aux sons aigus. »
Le physicien : Justement, Young mesure dès les années 1800 les longueurs d’onde associées à diverses couleurs. Il montre par exemple que le vert correspond à des longueurs d’onde de l’ordre de 0,5 micromètres.
La peintre : Il y a vert et vert ! Dès la maternelle, les enfants le savent puisqu’ils obtiennent du vert en mélangeant du bleu et du jaune, ou du violet en mélangeant du rouge et du bleu. D’ailleurs, Léonard de Vinci lui-même…
Le physicien (impatiemment) : Oui, mais vos mélanges ne sont pas des couleurs pures !
Le physiologiste : Précisément. Aussi doit-on rendre compte de la sensation de couleur et de sa diversité qualitative pour des lumières n’ayant pas une fréquence unique, ce qui est le cas général. Et ce n’est plus affaire de physique seule. Il a fallu, si j’ose dire, entrer dans l’œil et analyser ses processus de perception. Young, encore lui (c’était un vrai génie !) proposa l’idée de la vision trichromatique des couleurs, que développa Helmholtz vers 1850 : c’est parce que la rétine comprend trois sortes de récepteurs (les cônes), sensibles à des zones différentes du spectre coloré, qu’émerge la notion qualitative de couleur. D’où la nécessité de représenter la gamme des couleurs non pas par un spectre linéaire, mais par un diagramme chromatique à deux dimensions. On le voit bien sur ce diagramme : pour peu qu’une lumière ayant une fréquence bien déterminée et une autre ayant un spectre multi-fréquences excitent ces récepteurs de la même façon, elles seront perçues comme ayant la même couleur.
La peintre : D’accord, mais cela fait belle lurette que les peintres savent composer une couleur à peu près quelconque en en mélangeant trois autres bien choisies, et…
La naturaliste (l’interrompant) : Il ne s’agit là que des humains ! En fait, la perception des couleurs dépend des espèces : certaines n’ont qu’une sorte de récepteur et donc aucune vision colorée, d’autres en ont deux et donc une perception plus limitée que la nôtre (c’est le cas, dans l’espèce humaine, des daltoniens). Et surtout, d’autres encore ont quatre sortes de pigments (la plupart des oiseaux) ou même beaucoup plus (certains crustacés) et donc des sensations colorées bien plus riches que les nôtres — et impossibles à décrire. Par exemple, un vert pur et un mélange de bleu et de jaune ne leur apparaissent absolument pas identiques. Il semble d’ailleurs que dans notre espèce, une mutation évolutive soit en train de faire apparaître, chez certaines femmes, un quatrième type de récepteur coloré. Et il faut encore ajouter que pour bien des espèces, le spectre visible s’étend à des “couleurs” que nous ne percevons pas, dans l’ultra-violet (les abeilles) ou l’infrarouge.
La peintre : Et alors ? On connaît d’excellents peintres daltoniens, par exemple Charles Meryon (1821-1868). Et Degas lui-même semble avoir perdu la vision colorée dès la cinquantaine. D’autres exemples…
Le neurologue (sans même l’écouter) : La structure de la rétine ne suffit nullement à comprendre ce qu’est la vision colorée. Nous commençons tout juste à connaître les circuits neuraux fort compliqués qui conduisent les signaux issus de la rétine vers le cerveau pour qu’ils y soient traités, intégrés et interprétés, donnant naissance à la sensation de couleur. On ne saurait autrement rendre compte du phénomène essentiel de la constance des couleurs, qui nous permet de percevoir un objet comme étant de la même couleur dans des conditions d’éclairage fort différentes : un citron nous paraît aussi jaune dans l’ombre qu’en plein soleil ! À l’inverse, deux zones de même couleur, au sens physique, peuvent être perçues comme très différentes selon leur environnement, comme le montre l’étonnante illusion optique récente due à Beau Lotto. Sans parler des troublantes expériences d’Edwin Land montrant la capacité de notre cerveau à percevoir tout le spectre des couleurs à partir d’images bichromatiques.
La peintre : « Cosa mentale », disait Léonard… Ces illusions que vous mentionnez ne sont pas aussi neuves que vous le croyez : elles ont été déjà décrites et étudiées dans le contexte de l’art moderne par Joseph Albers dans ses magistrales leçons sur la couleur voici plus d’un demi-siècle.Vous me voyez ravie de savoir que vous vous intéressez scientifiquement à des phénomènes que nous connaissons bien, mais…
La psychologue (couvrant la voix de la peintre) : Nous sommes passés de l’extérieur de l’œil (les couleurs « sur la toile ») à l’intérieur (dans la rétine), puis au cœur du cerveau — si j’ose dire, mais peut-être faut-il prendre cette bizarre métaphore au sérieux. Car la couleur n’est pas un concept aussi simple que le voudrait le physicien, ni un pur percept comme l’analysent les physiologistes et les neurologues, mais aussi sinon surtout un affect, dépendant de notre expérience cognitive et de notre état psychique — ce que voulaient dire les scolastiques médiévaux par leur formule, aujourd’hui trop banalisée, « de gustibus et coloribus non est disputandum ».
La peintre (in petto, renonçant à se faire entendre) : Quelle découverte !
L’historien : De fait, les significations symboliques attribuées à telle ou telle couleur dépendent très largement de l’histoire sociale et du contexte culturel, comme le montre toute l’œuvre d’un Michel Pastoureau. En Europe, par exemple, le bleu est au Moyen-Age la couleur du vêtement de la Vierge puis celle de la royauté. Le commun s’habille en brun et vert. C’est bien plus tard et ailleurs que le blue jean deviendra l’uniforme de la jeunesse, et que la nostalgie se parera des couleurs du blues. Et, au sein de la science même, que dire de Newton qui introduit de force un illusoire indigo entre le bleu et le violet, parce que le spectre coloré « doit » être divisé en sept bandes — « comme il y a sept notes dans la gamme » !
L’ingénieure : Il manque encore à vos analyses un élément essentiel. Vous avez tous oublié de mentionner une évidence : la couleur d’un objet dépend d’abord de la lumière qui l’illumine. Dans un tunnel routier éclairé par des lampes au sodium, tout paraît brun-jaune — observation à ne pas manquer de faire avec vos enfants ! Et pour revenir à un propos plus artistique, l’éclairage des tableaux dans les musées est un problème des plus difficiles. Il n’est que de comparer les monochromes d’Yves Klein, tels qu’exposés dans différents musées pour se rendre compte que le fameux IKB (International Klein Blue) ne suffit nullement à déterminer la sensation visuelle du spectateur. Plus banalement, l’affichage simultané de diverses reproductions d’une même œuvre sur une page Google est édifiant, qu’il s’agisse de la Joconde ou mieux (pire !) du carré blanc sur fond blanc de Malevich.
L’amateur (en aparté, à la peintre qui fait grise mine) : Allons, ne vous désolez pas trop d’entendre les scientifiques revendiquer des savoirs qui sont vôtres depuis longtemps. Ce n’est après tout que l’arrogance de la jeunesse : la science est tellement plus récente que l’art ! Et donnez leur plutôt la possibilité de vous montrer, en d’autres circonstances, que leurs recherches aboutissent à des résultats bien plus détaillés et complexes que ces énoncés ne le laisseraient penser — les femmes tétrachromates, vous connaissiez ? — et dont vous, artistes, pourriez tirer profit.
La peintre (quelque peu rassérénée) : Et maintenant, si nous allions voir les tableaux ?